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Les personnages sincères

Les personnages des Sincères se cachent, parfois à leurs dépens et à leur insu, derrière le masque de la sincérité. L’honnêteté est un trophée qu’ils brandissent fièrement, mais sont-ils vraiment honnêtes ? Frontin dit que son maître est prêt à mentir pour paraître honnête. Frontin connaît ce trait, mais Ergaste endosse-t-il ses mensonges ? Ergaste et la Marquise, en particulier, se mettent en scène et sont guidés par l’orgueil, mais peut-être aussi, comme le souligne le personnage de Frontin et d’Araminte, par un manque de connaissance de soi. « Connais-toi toi-même », disait Socrate. Cet aveuglement permet aux valets de les mener par le bout du nez. Les relations se jouent stratégiquement et cela les pousse parfois à tricher. Catherine Vidal éclaire le caractère noble, vain et ridicule les personnages.  

 

Les personnages de valets aiment leurs maîtres et se défendent en les défendant. Ils vivent à travers leurs maîtres, jouent à les imiter et savent être rusés quand tout ne tourne pas en leur faveur. Ce sont eux qui décident, au fond, comme le démontre la réplique de Lisette dans Les sincères : « […] vous aimez toujours ma maîtresse; dans le fond elle ne nous haïssait pas, et c’est vous qui l’épouserez, je vous la donne. » (réplique 153)

La personnalité des personnages change selon l’interlocuteur. D'ailleurs, il y a dans le texte de base beaucoup d’apartés ou de conversations secrètes entre deux personnages en présence d’un troisième. Les rencontres entre Ergaste et la Marquise montrent qu’ils se rapprochent par leur révulsion commune pour les autres. « […] je viens respirer avec vous » (La Marquise, réplique 121), mais aussi par l’illusion d’être les deux seuls à être sincères, donc respectables : « La sotte chose que l’humanité! Qu’elle est ridicule! Que de vanité! Que de duperies! Que de petitesse! Et tout cela, faute de sincérité de part et d’autre. Si les hommes voulaient se parler franchement, si l’on n’était point applaudi quand on s’en fait accroire, insensiblement l’amour-propre se rebuterait d’être impertinent, et chacun n’oserait plus s’évaluer que ce qu’il vaut. Mais depuis que je vis, je n’ai encore vu qu’un homme vrai (Ergaste); et en fait de femmes, je n’en connais point de cette espèce. » (La Marquise à Ergaste, réplique 97).

 

L’apparence physique prend une grande place dans cette pièce. La soubrette Marton serait plus jolie que Lisette et le valet Dubois plus beau que Frontin. Araminte aurait une régularité de trait ou alors un air baroque, tandis que la Marquise serait parfois négligée. Ergaste serait, entre autres, fluet. Un autre le serait moins et Dorante aurait la mine distinguée. La Marquise décrit minutieusement à Ergaste l'allure des gens et ce qu'il lui inspirent. Le spectateur se rend bien compte qu'elle se décrit elle-même sans le savoir. Elle parlera beaucoup de l'apparence physique et s’en piquera. C’est d’ailleurs sur ce point que le valet Frontin mise pour briser l’amour naissant de la Marquise et de son maître, sachant que ce dernier souhaite être surprenant aux yeux des autres. Se déclare alors une guerre d'opinion ou simplement d'orgueil. Selon Lisette, la Marquise serait coquette et souhaiterait qu’on ne le remarque pas. La Marquise dit dédaigner la vanité, mais sera outrée qu’on mette Araminte au-dessus d’elle en termes de beauté parce que cela ne correspond pas à la réalité selon elle. Elle justifie cette indignation par sa recherche du juste. Toute sa vulnérabilité se dévoile lorsqu’elle transforme le discours d’Ergaste pour lui faire dire qu’il la trouve difforme, qu'elle ferait mieux de se cacher tellement elle fait peur. Elle affirme plus tôt qu'elle ne connaît qu'Ergaste de vrai et qu'elle se fiera à son jugement puis argumente ensuite que son avis sur sa beauté diffère de l'opinion des autres. Lisette profitera de cette observation pour invalider les propos d'Ergaste et jeter la Marquise dans les bras de Dorante. À vrai dire, Ergaste n’a peut-être pas vraiment dit le fond de sa pensée et n’a voulu que se démarquer. Au final, la Marquise le disait unique parce que sincère et conclu qu'il a le goût faux. Ces deux personnages se jetteront dans les bras d’un partenaire plus rassurant et protecteur, qu’ils diront avoir toujours aimé.

 

-Source pour la poursuite de la réflexion : La Fierté dans l’œuvre de Marivaux, mémoire de maîtrise sous la direction de M.Gilot, Université de Grenoble III, 1970.

Essais québécois - Critique de l'authenticité

5 novembre 2011 |Louis CornellierLivres | Chroniques

Je suis vrai
Tomber dans le piège de l'authenticité

Andrew Potter
Traduit par Lori Saint-Martin et Paul Gagné
Logiques
Montréal, 2011, 296 pages

L'authenticité est une vertu contemporaine. Dans un monde dominé par le marketing, le spectacle et la consommation, «la recherche de l'authentique constitue la plus grande quête spirituelle de notre temps», écrit le philosophe canadien-anglais Andrew Potter dans Je suis vrai. Tomber dans le piège de l'authenticité. On veut manger bio, faire des voyages qui nous permettent d'entrer vraiment en contact avec d'autres cultures, élire des politiciens qui font de la politique «autrement», qui parlent «vrai», et être fidèle à soi-même. Or, constate Potter, «si nous rêvons tous d'authenticité, comment se fait-il que le monde semble chaque jour plus "irréel"»? Ferions-nous fausse route en croyant nous extirper de ce monde superficiel?


C'est la thèse que défend Andrew Potter, dans ce livre dense et parfois déconcertant. «L'authenticité, écrit-il, n'existe pas, du moins pas sous une forme qui donnerait un sens à une quête généralisée.» Sa quête, telle qu'elle s'exprime de nos jours, serait même malsaine et «ne peut constituer la solution à nos problèmes parce qu'elle en est la cause». Engendrée par une nostalgie et un ennui existentiel propres à la modernité, cette quête inutile nous entraînerait à trahir le genre humain en s'incarnant dans «une forme voilée de recherche de statut, dont l'effet principal consiste à provoquer le ressentiment et le mépris d'autrui». La quête contemporaine de l'authenticité, en d'autres termes, serait le paravent d'une idéologie réactionnaire qui s'ignore.

La modernité, explique Potter, se caractérise par trois éléments: le désenchantement du monde qu'entraîne le développement de la science, l'avènement de l'individualisme libéral et l'émergence de l'économie de marché. Le premier élément agit comme un acide sur les conceptions religieuses qui donnaient sens au monde et à l'existence, le second remet en question les hiérarchies sociales jusque-là considérées comme immuables et le troisième impose l'idéologie du progrès comme croissance et annonce la société de consommation. Il en résulte une liberté individuelle accrue, mais aussi une forme de malaise. Pour plusieurs, note Potter, «la modernité serait la cause de notre rupture d'avec ce qu'il y a de significatif dans l'existence humaine».

Au royaume des apparences

Déjà, au XVIIIe siècle, Jean-Jacques Rousseau réagit contre cette évolution. Le monde moderne, déplore-t-il, est «le royaume des apparences». Dominé par «la lutte pour le statut, l'égoïsme et la poursuite de l'intérêt privé», il fait de l'orgueil le moteur de son fonctionnement et méprise l'être au profit du paraître. Rousseau, cependant, n'est pas naïf. Il sait bien qu'un retour à un hypothétique état de nature est impossible. Aussi, selon l'interprétation de Potter, il ne propose pas une sortie de la modernité, mais un renforcement de l'individu, tourné vers son moi intérieur, branché sur «la certitude des émotions». Le culte contemporain de l'authenticité lui doit presque tout. Or, une telle proposition ne va pas sans risque de dérapage puisque, faisant passer la vérité des émotions avant les faits, elle nous expose à une quête d'authenticité oublieuse du réel.

À l'heure d'illustrer sa thèse en se servant de manifestations actuelles de cette quête, Potter se fait beaucoup moins systématique. Il multiplie les exemples empruntés à la culture populaire (Avril Lavigne, Oprah Winfrey), qu'il commente à l'aide de réflexions tirées d'oeuvres philosophiques ou sociologiques savantes, mais va un peu dans toutes les directions et laisse souvent en plan ses démonstrations. Ses développements regorgent d'intuitions fascinantes, mais sont fréquemment mal bouclés. Quelques exemples peuvent toutefois suffire à illustrer la logique de sa thèse principale selon laquelle «la quête d'authenticité est une forme de lutte pour le statut néfaste pour la société».

La mode du bio

La mode de l'alimentation bio relève de cette quête. Or, d'après Potter, les avantages du bio restent à prouver. Plus encore, quand l'accès au bio s'est répandu (Walmart en vend), les chercheurs d'authenticité se sont tournés vers la mode de l'agriculture locale (dont les bénéfices environnementaux seraient exagérés, selon le philosophe), prouvant ainsi que leur quête a moins à voir avec l'authenticité qu'avec une forme de snobisme. Le bourgeois étalait sa richesse pour en imposer. Le consommateur de bio-local veut se distinguer de la masse par un geste qu'il présente comme chargé de sens et louable sur le plan moral. Dans les deux cas, la quête du statut domine, avec la compétition sociale qui s'ensuit. On reproduit donc ce qu'on veut combattre.

Les déçus de la modernité déplorent aussi le virage pris par le monde politique. Ils veulent du vrai, du transparent, de l'authentique. Ils se tournent donc vers le caractère profond des politiciens, plus que vers leurs idées de toute façon formatées, pour guider leur choix. Or, comme personne n'a une vie sans taches ou une personnalité sans contradictions, cette «fixation sur l'authenticité et le caractère d'un candidat ouvre la porte aux attaques publicitaires de l'opposition. Du même coup, le candidat est incité à mentir sur son passé et son vrai caractère, ce qui a pour effet de donner du travail aux façonneurs d'image et aux imagistes-conseils tant honnis». La quête d'authenticité, ici encore, nourrit le mensonge social.

La nostalgie d'un hier plus vrai, où les enfants couraient dans les champs, ne rêvaient pas d'iPod, mangeaient du poisson pêché dans le ruisseau derrière la maison et ne mouraient pas du cancer plus tard, la nostalgie, donc, d'un hier authentique peut aller jusqu'à faire perdre «le contact avec la réalité et le sens commun», conclut Potter en critiquant le discours réactionnaire de David Suzuki. Notre situation globale est «meilleure ici que partout ailleurs, et elle est mieux ici qu'elle n'a jamais été». La vie d'autrefois n'était pas plus authentique et n'a jamais été un conte de fées. La modernité a indéniablement amélioré notre sort, et il conviendrait de se réconcilier avec elle et avec ses promesses de progrès, au lieu de s'égarer dans une malsaine quête d'authenticité.

La thèse est originale, forte et salutaire, même si elle encense avec un peu trop d'entrain une modernité libérale technologique et capitaliste qui mérite, elle aussi, qu'on critique ses pièges.

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