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Les maîtres et les valets

       Dans le théâtre du 18e siècle, à la veille de la Révolution française de 1789, il y a une volonté marquée à l’indépendance chez les personnages de valet. À cette époque, les philosophes Diderot et Voltaire rêvent de nouveaux rapports entre les hommes, remettant en question, dans une certaine mesure, les hiérarchies sociales et les autorités religieuses.

       Dans L’île des esclaves, que Marivaux écrit en 1725, deux personnages, Arlequin et Iphicrate, s’échouent sur une île où le chef, un ancien esclave, les force à échanger de noms et donc de rôles. Arlequin devient le maître et Iphicrate le laquais, ce qui fait prendre conscience à ce dernier ses abus de pouvoir. Arlequin dira, au terme de l’expérience,  « Je ne te ressemble pas, moi, je n'aurais point le courage d'être heureux à tes dépens. ». Il dira aussi que ce qui fait qu’un homme est au-dessus d’un autre est la bonté du cœur, la vertu et la raison.

       Cette pièce est audacieuse dans la mesure où elle a été écrite et présentée à une époque où les serviteurs n’étaient pas admis dans l’enceinte du théâtre. Dans Les sincères et Le legs, il n’est pas toujours évident de savoir qui détient le pouvoir. Les maîtres et les valets sont compagnons de vie et partagent une certaine intimité. Les valets se trouvent la plupart du temps à être des confidents de bon conseil pour leurs patrons et réussissent à leur remonter le moral dans les moments difficiles.

       Dans L’île des esclaves, le personnage d’Arlequin dira « Tel valet, tel maître ». Les serviteurs connaissent très bien leurs maîtres et savent comment tourner les situations à leur avantage. Dans Les sincères, les deux valets, Frontin et Lisette, s’associent dès le début de la pièce pour détruire l’union de leurs maîtres. Ils s'informent l'un et l'autre des caractères de leurs patrons et sont ainsi mieux outillés pour diriger les conversations et par le fait même les réactions de leurs maîtres et les situations qui en découlent. Sachant si bien donner la mesure et rattraper la note de trop, Lisette et Frontin réussissent le plan qu’ils avaient entrepris.

       Les serviteurs s’opposent aux valeurs d’apparence de la noblesse et vivent plus que tout autre personnage dans le moment présent, ce qui leurs permet d’avoir de l’avance et de voir clair dans les situations. Une philosophie récurrente dans les textes de Marivaux est qu’il y a possibilité de changements et d’amélioration chez les êtres.

       Une réplique éloquente dans Le legs vient du laquais Lépine qui tente d’obtenir la faveur de la Comtesse : « […] votre belle âme de Comtesse s’en scandalise; mais tout le monde n’est pas comtesse; c’est une pensée de soubrette que je rapporte. Il faut excuser la servitude. Se fâche-t-on qu’une fourmi rampe? La médiocrité de l’état fait que les pensées sont médiocres. Lisette n’a point de biens; et c’est avec de petits sentiments qu’on en amasse ». Y a-t-il dans cette phrase un écho aux idéologies émergentes de l’époque quant à un état social considéré comme transformable? L'idée de l'inné et de l'acquis générait des débats au siècle des Lumières que le théâtre de Marivaux ne manquait pas d'attiser.        

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